Mobilisation lors de l'inondation de 1859
Lettre du syndic directeur du Haut-Tencin au préfet 5 novembre 1859
Source - ADI, 91 M 3
"Le syndic directeur du Haut-Tencin, représentant encore Mr le Marquis de Monteynard, directeur du Bas, absent."
"Du 5 novembre 1859 à Tencin"
"Plongé dans la consternation la plus complète, ce n'est qu'aujourd'hui que mes occupations me donnent le courage, en même temps l'honneur de vous adresser, Monsieur le Préfet, quelques détails sur notre affreux désastre du 1er de ce mois, occasionné par l'inondation la plus subite, la plus générale et la plus immense qu'il y ait eu chez nous depuis qu'il coule dans la belle (autrefois, vallée du Graisivaudan) une goutte d'eau dans le canal de l'Isère. Les pertes sont incalculables, la ruine est partout et chez tous. L'endiguement mal compris en est l'unique, le seule cause. C'est une question aussi nouvelle qu'avant l'endiguement, la question de vie ou de mort pour la vallée ; il importe donc à un suprême degré à tous, qu'avant d'entreprendre aucuns travaux de réparations, vous la fassiez étudier de nouveau par des commissions locales, composées des directeurs de chaque syndicat et des propriétaires praticiens, et présidées par MM. les ingénieurs. Les digues, leurs chaussées, celles des canaux sont rompues partout. Les récoltes automnales et hivernales complètement perdues, une famine certaine pour gens et pour bêtes s'en suivra. Que Dieu veuille que ce désastre ne soit pas général en France comme en 1856, il achève de compléter la ruine entière des habitants de Tencin, pauvres et riches."
"Les pluies considérables des derniers jours d'octobre poussées par un vent du sud persistant et très chaud, fondent subitement les neiges très récemment tombées sur les montagnes et notamment de la Savoie (nos ruisseaux n'ont pas été très forts) avaient déjà accru considérablement les eaux de l'Isère dans la nuit du 31 octobre. Néanmoins la hauteur de ces eaux ne présentait le lendemain, 1er novembre, aucun danger sérieux pour nos digues. Celles du bas étaient plus exposées."
"Les digues de la basse et haute Terrasse et du Touvet avaient été emportées avant le jour et dans la matinée, ces ouvertures sur la rive opposée soulageaient naturellement les nôtres. A Midi, nous croyions avoir échappé à cette crue ; après Midi on nous annonce que les basses sont menacées d'être surmontées, nous courons, on établit de faibles barrages sur les points menacés. A 4 heures, nous organisons un service de surveillance pour la nuit. Nous remontons avec Mr. le Maire, et, en passant à l'extrémité des hautes [digues], on nous annonce que les eaux ont encore baissé. Bon nous voilà sauvés disions nous, et nous montons au village. A peine étions nous arrivés qu'un exprès vient en toute hâte me dire de redescendre de suite avec des hommes et des presses en fer pour démolir la digue au pied du ruisseau qui sert de canal à Goncelin, afin de donner une prompte issue aux eaux qui arrivent d'en haut, en m'annonçant d'une manière incertaine (n'ayant reçu aucun avis officiel des membres du syndicat de notre association) que les digues avaient rompu à Pontcharra, au Cheylas et à Goncelin, sur plusieurs points. Je pars à l'instant avec hommes et outils. A mon arrivée, les eaux loin d'augmenter avaient baissé encore. Nous pratiquons néanmoins deux petites ouvertures. A la nuit, les eaux n'apparaissent pas encore, nous croyons à un conte. A sept heures elles sont stationnaires, un quart d'heure après, elles commencent d'arriver. On les voit monter, elles arrivent comme la foudre, si subitement, qu'en un instant nos ouvertures sont agrandies, la chaussée du canal de Goncelin part comme un volcan à 100 m du ruisseau, la chaussée de l'Isère prise par bout et par derrière, est emportée sur une longueur de 100 m environ. C'en était fait pour le Haut-Tencin. Son syndicat a eu la digue du ruisseau emportée depuis le Tunnel à l'Isère, 30 à 40 mètres, de ce point 100 m de digues environ, le canal de Goncelin a sur Tencin trois ouvertures d'environ 150 mètres, le bourrelet depuis la route jusqu'à la vanne de Goncelin a été sur trois points un peu endommagé, et de ce point à la tête du canal de Goncelin notre chaussée transversale n'a presque pas été surmontée. A dix heures du soir du 1er, notre plaine n'était plus qu'un vaste lac, jusqu'au coteau. L'eau a atteint 1,6 m sur la grande route. Elle était recouverte d'une masse d'eau fangeuse considérable, dont l'épaisse couche de limon sans fertilité a commencé par détruire toutes les récoltes encore sur plantes, pour gens et pour bêtes, les gros légumineux tels que choux, bettes-raves, etc., et fera ensuite inévitablement périr, d'abord tous nos blés récemment semés, nos prairies, etc., etc."
"Les eaux se sont élevées à 4,5 m au moins à l'aval de nos digues, et sont restées à 1,2 m sur le derrière en contrebas du couronnement à leurs jonction avec celles de Goncelin, et toujours plus bas en remontant. Ce qui donne la certitude qu'il y a beaucoup moins de pertes en amont de nous. Je signale ici ces hauteurs d'eau afin que MM les ingénieurs les fassent constater très régulièrement sur toute l'étendue du périmètre de l'association, depuis le ruisseau du Cheylas où elles sont entrées jusqu'à celui de Tencin où elles sont sorties, afin de préciser les avantages ou désavantages, pertes ou gains que chaque syndicat peut retirer ou a à supporter dans l'association. Afin d'abord d'établir plus équitablement les droits de chaque syndicat, à l'effet d'éclairer nettement les questions qui nous divisent avec Goncelin, dont est recourt au Conseil d'Etat."
"Un des trois cas des dangers pour nous et auxquels nous sommes à jamais exposés pour l'association, et surtout par le canal de Goncelin, vient malheureusement de s'accomplir. Mais il nous frappe trop cruellement. Voilà ces si grands avantages, ces prétendus bénéfices que nous retirons, tant de l'association que du canal de Goncelin, que nos équitables associés de Goncelin ont toujours mis en avant pour nous faire payer leurs travaux, sans vouloir payer les nôtres (authentiques) et pour nous ruiner. Cette question se trouve à notre regret clairement éclairée maintenant. Nous attendrons l'avenir. C'est la 2e fois que la mauvaise condition des digues de Goncelin (1852 et 1859) ont détruit les nôtres."
"Après notre désastre, ces infernales eaux qui auraient infailliblement tout détruit sur leur passage, jusqu'à je ne sais où, en se frayant un nouveau lit en arrière des digues comme en amont, si elles n'avaient pas rencontré, aux digues de notre ruisseau, plus de résistance qu'à celles du Cheylas, qui devaient cependant en présenter autant, d'abord comme tête de la digue de Goncelin, et comme rempart protecteur de toute l'association."
"La résistance de notre digue les a donc contraintes à rentrer dans leur lit à 7 heures du soir ; la rentrée si subite de cette masse d'eau dans le lit de l'Isère, l'a tellement accrue que nos malheureux surveillants des digues basses n'ont pu, malgré leur persévérance, les préserver d'une rupture de 200 m environ de longueur. A 20 m en aval du n° 22, elle a été si prompte que deux d'entre eux ont été surpris par les eaux, réduits à passer la nuit sur des fragments de digues au milieu des eaux sans aucune issue, d'où on a pu les ramener que le lendemain. Pas d'autres accidents aux personnes chez nous."
"Des événements aussi terribles pour une population aussi nombreuses, ne s'accomplissent pas sans qu'il y ait pour chacun des devoirs à remplir, des dangers à courir et des secours à porter. Ici, chacun a été à son poste et à rempli sa tache : Maire, Conseillers municipaux, Syndics du Haut et du Bas, employés des douanes et des contributions indirectes, instituteur et citoyens, de toutes les classes, ouvriers, manuvres et notre vénéré curé Beret dont l'encouragement et les consolations ne nous ont jamais fait défaut."
"Dans ce moment de terreur et de désolation où il y avait des périls de toute nature à courir, et de si pressants secours à porter, je manquerais mon devoir, Monsieur le Préfet, si je ne vous signalez pas tout particulièrement Mr Janin, receveur des douanes à Tencin qui a mis le personnel et la hargne de la douane (unique dans nos environs) à disposition de tous. Honneur à ses supérieurs qui, à l'avance l'ont autorisé à agir ainsi. Le dévouement, le courage, l'intrépidité, l'abnégation et même la privation de MM Piénoz Janais Jacques, préposé des douanes en retraite ; Galantier Jean, préposé ; Chatelan Joseph, préposé ; Pelloux Joseph, cultivateur à Tencin."
"Piénoz, Chatelan et Pelloux, aussitôt le jour arrivé, le lendemain, deux [novembre], n'écoutant que leur dévouement et malgré la fureur des ondes de la rivière, n'ont pas hésité à la crainte, en même temps à la satisfaction des assistés, à s'élancer dans les flots dans une frêle embarcation, pour aller à la recherche de nos deux hommes, et quelques temps après, ils ramènent leurs prisonniers."
"A peine de retour et ensuite d'une lettre de Mr Sachet notaire à Goncelin, Mr le receveur expédie de suite (11 heures du matin) Galantier et Chatelan pour aller retirer une famille entière composée de 5 personnes, bestiaux, etc., qui avait été surpris par les eaux, dans leur habitation située dans les îles du Touvet (rive opposée) à 5 km plus en amont que Tencin. Afin d'arriver plus vite, la barque est enlevée comme une plume par les assistants, et transportée sur l'autre rive dans des eaux moins rapides, en arrière des digues. Et à force de peine, nos intrépides rameurs, presqu'à jeun, arrivent enfin à l'habitation, presque sans pain, et ne parviennent qu'à la nuit close à ramener gens et bêtes à leur commune de Goncelin, à la satisfaction des habitants."
"Pendant ce temps, l'intrépide Piénoz, n'était pas inactif, il retirait sur un faible radeau par lui construit à la hâte, un gerbier de blé déjà entraîné qui formait toute la ressource d'une pauvre et nombreuse famille."
"Les mêmes Piénoz et Galantier nous ont déjà en 1852 rendu les mêmes services. J'ai déjà livré ces noms méritants à la publicité. Je croirais manquer à mon devoir si je ne vous les signalais pas."
"Le désastre est grand, le plus grand que notre vallée ait éprouvé. 1852, 1856, ces années de calamités graves n'avaient pas frappé partout. Tencin n'avait eu que quelques avaries à réparer en 1856 - 2 100 frs. reçus de notre consolant Empereur. Le malheur frappe aujourd'hui à toutes les portes. Ces terrains si chèrement acquis sur les eaux, les eaux les ont repris, et ce qui devait être une source de richesses et de prospérité, devient aujourd'hui une cause de ruine. Que de familles réduites à la misère, aux désespoirs !"
"Les fortunes aisées sont compromises par ces coups successifs de destruction ; les petites sont ruinées, il ne restera pas de pain aux plus pauvres. Tous sont placés dans l'impossibilité naturelle et absolue de tenter de nouvelles dépenses, afin de réparer ces derniers désastres ; la plaie de 1852 est loin d'être fermée. Le syndicat du Haut-Tencin redoit encore, vous le savez, plus de 40 000 frs, sur ses rôles en activité. Mieux vaudrait abandonner les terres."
"Dans le malheur qui nous frappe si cruellement, nous sommes heureux de penser en ces jours d'épreuve, que la charité fraternelle du souverain, ne s'attiédit pas en France, et que toutes les infortunes y trouvent des secours prompts et souvent efficaces. Les besoins sont pressants ici, mais nous l'espérons, les dons ne se feront pas attendre."
"Et puis nous nous rappelons aussi cette main généreuse et forte qui dirige si bien les destinées de la France ; nous nous rappelons qu'avant d'être le vainqueur de Solférino, Napoléon III exposait sa vie, il y a peu de temps encore, pour aller porter des secours, des consolations, du courage et de l'espoir à des populations frappées comme nous le sommes aujourd'hui. Les malheureux (et qui ne l'est pas parmi nous) sèchent un moment leurs larmes, quand ils ont dit : il le saura."
"A cet effet, nous plaçons en vous tout notre espoir, Monsieur le Préfet, espérant que vous vous apitoierez sur le sort de tant de victimes et que par un rapport détaillé, vous ferez connaître à notre magnanime Empereur, la triste situation des syndicats et des propriétaires de l'Isère, et que vous ferez en outre vos efforts, pour obtenir du grand cur de notre illustre souverain, les réparations de cette inondation sans pareille aux frais de l'Etat, ainsi que sa majesté la fait pratiquer en 1856 dans la France entière."
"Il serait fort à désirer que sa majesté proposât une loi pour que l'endiguement fut mis à la charge de l'Etat, au moyens des contributions des intéressés. Sans cela les désastres se répéteront toujours parce qu'il n'y a pas assez d'unité pour l'exécution des travaux, dont les mauvaises conditions de ceux d'amont détruisent toujours ceux d'aval. Deux fois notre syndicat a essuyé ces effets et a été forcé d'ouvrir ses travaux pour donner issue aux eaux qui nous arrivaient par les ruptures d'amont."
"Avec ces lugubres et terribles détails"
"Recevez, Monsieur le Préfet ( )"
"Le syndic directeur du Haut-Tencin"
"Jullien de Lisle"