Comment les poissons se contaminent-ils ?

Christelle Lopes, Annie Roy, Marc Babut

Dans le contexte du diagnostic de la contamination des poissons commencé en 2005, deux questions d’intérêt pour l’interprétation des données ressortaient plus particulièrement, à savoir celle des espèces les plus (ou les moins) concernées par la contamination, et des tendances temporelles (la contamination par les PCB est-elle en diminution, ou pas). Ainsi, des espèces prédatrices comme le brochet ou le sandre dépassaient rarement le seuil réglementaire de consommation, alors que d’autres plus omnivores le dépassaient fréquemment. L’habitat de ces espèces, ni leur teneur en matière grasse, qui pourtant accentue l’accumulation des contaminants hydrophobes comme les PCB, ne permettaient non plus d’expliquer ces différences.
L’un des objectifs du projet TSIP était donc d’identifier les voies de contamination par les PCB pour trois espèces de poissons : la brème commune (Abramis brama), le barbeau fluviatile (Barbus barbus) et le chevaine (Squalius cephalus). Ces espèces de cyprinidés ont été choisies parce que (1) elles avaient été fréquemment analysées au cours des années 2005-2006, (2) elles présentaient des niveaux de contamination contrastés (la brème et le barbeau plus fortement contaminés que le chevaine), et (3) elles ont des traits de vie également contrastés.

Il s’agit donc de comprendre quels facteurs peuvent expliquer cette contamination et les différences entre espèces ; d’après la littérature scientifique, ces facteurs incluent les propriétés physico-chimiques des PCB, et la physiologie et l’écologie des espèces de poissons. Cependant ils sont le plus souvent étudiés séparément, alors qu’à l’évidence tous ces facteurs sont en constante interaction.

Pour ce faire ces trois espèces de poissons et leurs proies ont été capturées sur trois sites du Rhône (lône de la Morte à Brégnier-Cordon, plan d’eau du Grand Large et lône de l’île du Beurre), et analysées. Environ 15 poissons adultes par espèce ont été capturés entre août 2008 et janvier 2009 pour chaque site ; leurs proies, des invertébrés de 4 groupes (mollusques : corbicules et pisidiums ; insectes : larves de chironomes, éphémères ; crustacés : gammares) ont également été collectées sur ces sites, en juin-juillet 2008 et mars-avril 2009 . Ces invertébrés avaient été préalablement identifiés comme étant des proies privilégiées pour ces espèces de poissons. Outre les PCB, les analyses incluaient les isotopes « froids » du carbone (d13C) et de l’azote (d15N) ; les contenus stomacaux ont également été systématiquement examinés, et les caractéristiques biométriques (taille, poids) relevées au moment de la capture, complétées ensuite par le sexe et l’âge déterminé par scalimétrie (comptage des cernes, ou annuli, sur les écailles).

  D’une manière générale, la contamination des poissons peut se faire par deux voies, d’inégale importance : par les branchies, donc la voie respiratoire, et par la voie digestive, dite aussi voie trophique. L’examen des contenus stomacaux offre une vision instantanée de la nourriture absorbée, tandis que les isotopes stables procurent une vision moyenne à plus long terme. Le d13C renseigne sur l’origine du carbone à la base du réseau trophique (source d’énergie), tandis que le d15N, qui augmente de la proie au prédateur, renseigne sur la position dans la chaîne alimentaire (position trophique). Dans notre étude, les contenus stomacaux montrent des variations entre espèces, mais aussi selon les sites pour une même espèce. Bien que le chevaine et le barbeau soient plus opportunistes, la comparaison des contenus stomacaux avec la faune invertébrée présente sur les sites montre que les poissons choisissent ce qu’ils consomment. En revanche, les résultats de l’analyse du d13C montrent un lien entre contamination par les PCB et source de carbone exploitée : les poissons les moins contaminés privilégient du carbone apporté à la base du réseau trophique par les algues pélagiques (carbone autochtone), les plus contaminés sont plus marqués par du carbone d’origine détritique (matière organique dégradée présente dans les sédiments (Figure 1).

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Figure 1 – Position trophique, proportion de carbone détritique dans l’alimentation et contamination par les PCBi

Chaque espèce est représentée par un symbole différent ; l’intensité du gris correspond à des classes de contamination en PCBi (153 ng.g-1 poids frais est la concentration en PCBi équivalente au seuil réglementaire, cf. [1] ; la borne de classe à 500 ng.g-1 pf est arbitraire).

Cette association entre carbone d’origine détritique et contamination confirme le rôle du sédiment dans le processus de contamination.

Les données ont ensuite été traitées par régression log-linéaire pas à pas descendante, méthode statistique visant à expliquer la contamination de la chair des poissons par l’ensemble des variables disponibles : taille, poids, âge, sexe, teneur en lipides et position trophique des poissons, proportion de carbone d’origine détritique dans l’alimentation, et niveau maximum de concentration dans le sédiment pour la période d’exposition, estimée d’après l’âge des poissons. Les teneurs en PCB dans les sédiments ont été obtenues en analysant des « carottes » de sédimentsur les mêmes sites. Dans cette approche on commence par établir un modèle statistique général, dont on retire une à une les variables ayant un effet non significatif pour finalement obtenir le modèle expliquant la plus grande part de variabilité (de la contamination) avec le minimum de variables explicatives.

On obtient ainsi un modèle statistique expliquant 78% des variations de la contamination par la taille des poissons, la proportion de carbone d’origine détritique dans leur alimentation, et la concentration maximum en PCB dans le sédiment. La Figure 2 compare les concentrations en PCBi (transformées en logarithme) prédites par le modèle pour chaque poisson de l’étude avec celles réellement mesurées. Les lignes pointillées représentent la concentration en PCBi équivalente au seuil réglementaire [1].

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Figure 2 – Comparaison des concentrations en PCBi mesurées dans les poissons et prédites à partir de la taille, la proportion de carbone détritique exploitée et la concentration en PCBi dans les sédiments.

Il y a sur-estimation du risque quand les concentrations prédites sont au-dessus du seuil mais les concentrations mesurées sont inférieures ; il y a sous-estimation du risque lorsque au contraire les concentrations prédites sont inférieures au seuil alors qu’elles sont en réalité supérieures. Dans une perspective de « gestion des risques », c’est cette situation qui est critique. Ce modèle pourrait donc être utilisé dans un but prédictif : seuls 4 échantillons (des chevaines) du jeu de données sont prédits comme ayant des concentrations en PCB inférieures au seuil réglementaire, en alors que les concentrations réellement mesurées étaient supérieures. Pour trois de ces chevaines l’écart reste dans la marge d’erreur analytique.

Ainsi, on peut utiliser le modèle pour définir, pour chaque poisson de l’étude, la concentration en PCBi à ne pas dépasser dans le sédiment pour que ce poisson respecte le seuil réglementaire ; on obtient ainsi une gamme de concentrations par espèce (Figure 3).

Figure 3 – Boites à moustaches des concentrations dans le sédiment à ne pas dépasser pour respecter le seuil de consommation pour la brème, le chevaine et le barbeau

[1] Babut, M., et al., Correlations between dioxin-like and indicators PCBs: potential consequences for environmental studies involving fish or sediment. Environmental Pollution, 2009. 157: p. 3451-3456.


Cette partie du projet TSIP a fait l’objet d’une publication dans la revue Chemosphere.